20 avril 2015

MELANCOLIE URBAINE | LOST IN THE CITY

Mr. Bungle | Pink Cigarette


Lorsqu'il visita Florence, en 1817, Stendhal ressentit un tel trouble face à la profusion d’œuvres magnifiques qui s'offrait à ses yeux éblouis qu'il eut besoin de faire halte quelques instants pour se remettre de ses émotions. Bien des visiteurs vécurent une expérience similaire en arpentant les rues et les musées florentins, mais beaucoup s'interrogent sur la nature véritable de ce trouble : les touristes épuisés ont une perception différente de l'art, et la fatigue peut les conduire à défaillir sans lien direct avec un Saint-Sébastien agonisant (celui de la galerie Palatine était absolument magnifique) ou les fresques de Fra Angelico. Il n'empêche que pour le romantisme, je continuerais de croire qu'il existe effectivement un syndrome de Florence, et l'ayant expérimenté d'une manière assez incongrue dans le couvent San Marco, en parcourant le cloître des Morts, il fut pour moi le début d'une longue quête pour comprendre les mécanismes les plus subtils de ma psyché, et les raisons qui me poussent encore aujourd'hui à chialer devant la plupart des œuvres d'art qui ont le malheur de croiser ma route.

En fait, c'est même plus profond que ça : j'ai la mélancolie facile. Perdez-moi dans les rues de Tokyo, vous m'y retrouverez avec un sourire béat et les larmes aux yeux. Enfermez-moi dans la galerie des Offices de Florence, et j'en ressortirai métamorphosée, possédée par une grâce indéfinissable. Il m'est difficile d'exprimer ce que je ressens dans ces moments là : une certaine félicité, un besoin de me mettre en boule et de sangloter, un désir irrépressible de rester là pour toujours. Dans les musées ou à l'autre bout du monde, je suis facilement convaincue. Ajoutez une figure biblique ou des lumières colorées à la tombée de la nuit, et me voilà conquise.
En 2011, lors de mon premier périple au Japon, nous traversâmes Kyoto par une matinée pluvieuse de mai, pour nous rendre jusqu'au quartier traditionnel de Gion. Dans un temple, je vis au plafond une impressionnante fresque représentant deux dragons entrelacés. Ma mère me proposa ensuite de nous reposer un peu dans un coin de la bâtisse. Il y avait de la musique, le bruit de l'eau qui guidait nos pas, et une quiétude qui me rappelait celle des chambres mal éclairées de ce fameux couvent de Florence où je vis les peintures de Fra Angelico et les visages apaisés de ses sujets. 

Ah, drôle de paradoxe. Je ne crois pas en Dieu, mais il semblerait que la fièvre inhérente aux martyrs chrétiens soit gravée dans ma chair comme autant de stigmates que je trimballe aux quatre coins du monde.

  
Nguan, Singapour | Site

La mélancolie urbaine, c'est ce qui me pousse à prendre des billets d'avion, en pleine nuit - impulsion joyeuse, mais irréfléchie, qui me vaut quelques angoisses rarement justifiées. La mélancolie urbaine, c'est cette contemplation de l’œuvre la plus brute de l'humanité : une ville, avec ses coins qui puent la pisse et ses bâtiments moches, mais aussi ses grandes avenues et ces visages que l'on croise avec la certitude de les revoir un jour.

C'est cet instant précis où l'on déambule sans trop savoir où l'on va, avec comme seul objectif, se repaître de chaque détail, de chaque fleur sur les trottoirs humides. C'est l'odeur fraîche de l'aube, et cette douce lumière qui ne dure hélas jamais longtemps.

Puis, à la tombée de la nuit, ce sont ces foutues lumières. Dans l'ancien appartement de mon beau-père et de ma mère, nous habitions au dix-huitième étage. La vue imprenable me coupait le souffle. Depuis le balcon, je me sentais libre. J'observais la ville qui s'étendait jusqu'à l'horizon, et tout allait bien. Le bruit des klaxons, des moteurs, et les rires des gens parvenaient par bribes jusqu'à mes oreilles. Il n'y avait rien de plus doux, de plus calme, de plus délicat. J'en avais le souffle coupé.

 Jan Vranovsky, Japan | Site.

Ces derniers temps, j'ai pris de véritables résolutions. C'est un peu tard, me direz-vous, mais j'avais besoin de m'isoler. Je me suis volontairement coupée de ce qui faisait autrefois mon quotidien pour chercher la nature même de mes désirs les plus profondément enfouis, et ce besoin de mélancolie, ce besoin d'ailleurs, est ancré en moi, fixé dans mon cœur et dans mon âme.

Ainsi, ce blog renaît au détour de ces rues que j'ai traversé, et de ces lieux que je visiterai un jour. Ils forment un tout, une grande et harmonieuse courbe qui va de ma petite personne à l'univers tout entier. J'aimerais qu'un jour, exprimant enfin cet amour de l'urbain et de l'art, on appelle syndrome de Nathaniel le besoin de parcourir une ville de nuit, de n'être rien ni personne seulement une ombre dans les rues éclairées, et de rire, comme si personne ne pouvait vous voir, de rire jusqu'à ce que le visage entier vous fasse mal parce que vous expérimentez la beauté d'un lieu dont vous ne connaissez rien mais qui vous piège jusqu'à ce que vous en tombiez amoureux. 

Bon, j'avoue, ça serait très prétentieux. 

Mais plutôt classe.